L’Université Paris 13 s’est intéressée depuis longtemps à la question du jeu dans sa globalité. Que ce soit autour du jouet, du jeu de société ou du jeu vidéo. Experice (Centre de recherche inter-universitaire, Expérience, Ressources, Culturelles, Education), laboratoire attaché à l’UFR LLSHS de Paris 13, traite des thématiques de l’éducation, du jeu, de la petite enfance. C’est dans ce cadre, entre apprentissage et recherche, que le fablab Ludomaker a été créé.
Interview avec Vincent Berry et Nicolas Pineros Cuellar
Pour découvrir en profondeur le fablab Ludomaker nous nous sommes entretenus avec Vincent Berry, maître de conférences et sociologue et Nicolas Pineros Cuellar, ingénieur pédagogique et designer, ayant travaillé autour des LEGO®. Fondateurs du fablab, ils encadrent également les étudiants dans leur démarche de conception. Laissons place aux questions et réponses qui nous donnent davantage d’informations.
Dans LudoMaker il y a “ludo”, le jeu et “maker”, créer. La création du jeu donc, la question est : que se passe-t-il exactement dans le laboratoire ?
Vincent : “LudoMaker est plus exactement ce qu’on appelle aujourd’hui un fablab, c’est un laboratoire de fabrication. Un espace dans lequel on met à disposition des étudiants des outils de conception, de fabrication. Et nous, nous avons créé un fablab dédié au jeu, aussi bien autour du jouet, du jeu vidéo que du jeu de société. Le lieu est équipé de découpeuses, d’une imprimante 3D et de matériel pour créer l’architecture d’un jeu. L’idée est de pouvoir réaliser des prototypes.”
Avez-vous des exemples de créations qui ont été réalisées ici ?
V. : “Pour l’instant, le fablab vient juste d’ouvrir. Mais nous avons eu, il y a 3 ans, un étudiant qui a été primé pour son jeu Colt express. C’est bien sûr un cas rare et nous sommes très heureux pour lui qui intervient désormais ici en tant que professionnel (game designer). Il a obtenu deux prix : l’as d’or au festival de Cannes qui récompense les jeux dans un cadre plutôt francophone. Le second, le Spiel des Jahres, prix international décerné en Allemagne, probablement le plus prestigieux qu’on puisse décerner à un jeu de société. Certains de nos étudiants travaillent dans l’édition, on travaille par exemple avec le studio Origames, un studio de création ludique. Ils aident à la conception et à l’édition.”
Quelles sont les personnes qui utilisent ce fablab ?
V. : “Nous avons conçu Ludomaker selon deux logiques. Une première peut-être qualifiée de “formelle”, autrement dit le fablab s’inscrit dans des formations sur le jeu. L’Université Paris 13 a une originalité depuis une trentaine d’années : c’est une des premières universités à avoir travaillé sur la question du jeu. Dans cette logique, Ludomaker est utilisé par les étudiants de la Licence professionnelle Game Design située sur le campus de Bobigny et du Master Science du jeu au campus de Villetaneuse. Le but est maintenant d’inscrire le fablab dans d’autres formations de Paris 13, en lien direct ou non avec la question du jeu. Il peut s’agir de formations qui utilisent le jeu dans le cadre éducatif (apprentissage d’une langue par exemple) ou de formations intéressées par la création de supports ludiques. Les possibilités sont ouvertes et nombreuses…
La deuxième logique du fablab est informelle. Le but est, comme tout fablab, de l’ouvrir à l’ensemble des étudiants de l’université, hors des temps de cours. Du moins pour ceux qui veulent tester et concevoir des jeux.” Un an, c’est le délai que se sont fixé Vincent et Nicolas pour ouvrir le fablab LudoMaker à tous les étudiants.
Les photos du fablab LudoMaker
[easymedia-gallery med=”15073″ style=”light”]Lorsque nous voyons ces photos du fablab nous avons l’impression que les étudiants jouent simplement entre eux et prennent du bon temps. Ce n’est pas exactement ce qu’il se passe, comme nous le rapporte Vincent Berry. Tout en jouant les étudiants apprennent, étudient. Grâce au jeu, ils se forgent une culture ludique, tout comme une bibliothèque le ferait pour la littérature. Cela leur permet également d’analyser tel ou tel type de jeu, destiné à une tranche d’âge particulière ou non. Culture et analyse sont essentielles pour comprendre le jeu puis ensuite créer à son tour, voilà le but du fablab. “Le Master devait offrir la possibilité à ses étudiants de développer des choses”, nous confie Vincent.
Quels sont les débouchés pour les étudiants ?
V. : “Dans le cadre de la Licence (Game Design), les étudiants se dirigent vers l’industrie du jeu vidéo. Cette licence professionnelle est très orientée sur le design de jeux vidéo, très technique finalement. Parmi ceux qui continuent leurs études, quelques-uns intègrent l’école Enjmin.” L’école Cnam-Enjmin est la grande école publique nationale dédiée au domaine du jeu vidéo et des médias interactifs numériques. Située à Angoulême, elle propose des formations diplômantes ouvrant aux métiers de la production des jeux vidéo. Elle ouvre aussi les portes à la recherche fondamentale et appliquée dans les domaines scientifiques et techniques, support des médias interactifs.
Quant au Master (Sciences du jeu), historiquement les étudiants se dirigeaient vers les métiers en lien avec l’industrie du jouet. Certains y accèdent encore mais leur nombre moins important est dû au recul de l’industrie en France. Aujourd’hui, le Master accueille en grande partie des personnes qui souhaitent intégrer les ludothèques ou le monde de l’animation et qui y prennent généralement les postes à responsabilités. Il accueille aussi des enseignants, des éducateurs ou des professionnels de la formation qui souhaitent compléter leurs savoirs et compétences par une formation dédiée au jeu. Des étudiants viennent aussi pour bénéficier d’une formation dans ce domaine et intégrer ensuite le monde de l’édition ou de la conception ludique. Enfin, quelques cas, plus rares, passent par le Master « sciences du jeu » en vue de préparer une thèse en sciences humaines et sociales sur la question du jeu et/ou de l’éducation.
Nous avons tous déjà joué au moins une fois entre amis, que ce soit à un jeu de société ou à un jeu vidéo.
Quelle est la place du jeu dans la société ?
V. : “À partir des années 1980 il y a un développement vraiment important du jeu en France. Le jeu est devenu une pratique culturelle importante avec, en tête, le jeu vidéo. C’est aujourd’hui plus d’un français sur deux qui joue régulièrement à un jeu vidéo .”
Ecoutons Vincent Berry
Est-ce bon de jouer ?
V. : “Oui, à un niveau personnel et très subjectif c’est un plaisir mais, objectivement, rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’une pratique bonne ou mauvaise. Par ailleurs, il s’agirait de définir préalablement de quel jeu on parle. Tout au long de son histoire, le jeu a été l’objet de mythes aussi bien pour ses méfaits que pour ses bienfaits supposés. Aujourd’hui, c’est une pratique culturelle importante qui produit des expériences parfois intenses. On peut penser aux jeux de rôle ou aux jeux grandeur nature et aux jeux vidéo bien sûr… Le jeu a des effets potentiellement éducatifs mais pas nécessairement. Pour répondre à la question est-ce bon de jouer ? Tout dépend à quoi et dans quel contexte au fond. Je ne pense pas que le jeu ait des vertus ou des propriétés supérieures à d’autres formes de pratiques culturelles que ce soit la télévision, le cinéma ou la littérature. Je pense qu’on a surévalué les effets éducatifs du jeu, il peut en posséder à condition que le dispositif du jeu soit pensé pour être éducatif… En tant que sociologue j’observe que le jeu vidéo est une activité culturelle comparable à d’autres et ce sont d’abord des contextes sociaux qui sont explicatifs du rapport qu’on a au jeu. Prenons l’exemple des pratiques vidéoludiques des classes moyennes supérieures. Elles jouent à certaines formes de jeu et elles vont réussir à les pédagogiser, à montrer combien leur pratique est intéressante, culturellement riche, mais comme elles le font pour toutes leurs formes de pratiques culturelles. Même quand elles regardent un truc “nul” à la télévision, elles seront plus souvent disposées à le justifier en disant “c’est pour me détendre”.”
Que pensez-vous des compétitions dites e-sport ?
V. : “Ce qui arrive aux jeux vidéo est arrivé à beaucoup de sports et de jeux dans leur histoire. À un moment il s’est transformé en spectacle. Avec les échecs par exemple, il a fallu trouver une façon de filmer une partie d’échec pour que cela soit regardable. Dans cette logique, on a projeté les parties sur grand écran. Donc cela veut dire qu’il a fallu réfléchir à la façon dont on peut en faire un spectacle. Le jeu vidéo a, d’emblée, par son côté technique et graphique, un côté spectaculaire. Mais maintenant on y ajoute toute une mise en scène propre au monde du « show sportif » pour reprendre les termes de Georges Vigarello : des écrans géants, des écuries sponsorisées (“des teams”), des “super players” devenus des stars, etc.”
Ce qui est nouveau, et Nicolas Pineros Cuellar est tout à fait d’accord avec Vincent, c’est que le jeu vidéo ne devient pas une compétition mais on assiste à une “spectacularisation” du jeu vidéo. Ce à quoi Nicolas rajoute qu’internet a permis d’amplifier ce phénomène et a permis à une masse d’individus de pouvoir regarder des joueurs en pleine action. Il est possible maintenant de voir des joueurs sur Youtube ou encore sur Twitch, une plate-forme spécialisée dans le streaming de jeux vidéo.
La photo ci-dessous illustre très bien la “spectacularisation” du jeu vidéo qui s’est surtout développée dans les pays d’Asie de l’est et d’Amérique du nord et arrive peu à peu en Europe. Des écrans géants pour pouvoir faire profiter l’ensemble du public, deux couleurs représentant les deux équipes qui s’affrontent, tout ceci dans une salle digne des sports les plus populaires.
Dernière question : qu’est-ce qui fait un bon jeu ?
À cette question, finalement très subjective, Nicolas nous répond que pour lui un “bon jeu” est un jeu qui s’adresse à une niche et répond à certaines attentes. “L’époque Tétris est morte” nous dit-il. Vincent ajoute qu’un bon jeu est une “rencontre miraculeuse” en apparence entre les désirs du joueur et un contexte d’un côté et un jeu qui y répond de l’autre. “Au fond c’est une affaire d’engagement du joueur qui s’explique par sa culture ludique. Celle-ci se construit socialement dès l’enfance et se prolonge à l’âge adulte mais très différemment selon le genre, la structure familiale, les milieux sociaux et les pays bien sûr.”
Vincent Berry sur l’engagement
Merci à Vincent Berry et Nicolas Pineros Cuellar pour avoir répondu à nos questions concernant le fablab Ludomaker. Ce dernier est un avantage et sûrement un tremplin pour les étudiants actuels et futurs de l’Université Paris 13. N’oubliez pas de forger votre culture ludique en jouant (avec modération) seul.e ou entre ami.e.s pour vivre de nouvelles expériences sociales.
Suivre le fablab Ludomaker
> Le facebook de Ludomaker
> Ludomaker co-organise une game jam du 15 au 17 juin
Inauguration du fablab Ludomaker
Le vendredi 10 juin dernier a eu lieu l’inauguration du fablab. C’est dans un cadre convivial et ludique que de nombreuses personnes ont été conviées à découvrir Ludomaker et surtout à jouer ensemble. Des jeux de société ont été soigneusement disposés sur les tables du coin ludothèque et des jeux vidéo, dont certains créés par les étudiants de l’université, ont été mis à disposition dans la salle d’ordinateurs. Jean-Pierre Astruc, Président de l’Université Paris 13, et Michel Molin, Directeur de l’UFR LLSHS, ont réalisé un discours vantant les mérites du fablab et de ses acteurs. Enfin, Vincent Berry et Nicolas Pineros Cuellar ont expliqué son fonctionnement ainsi que toute la partie conception de jeux.