Michel Molin, professeur d’histoire romaine à l’université Sorbonne Paris Nord, a assuré les commentaires des trois derniers livres de L’Histoire romaine de Cassius Dion (78, 79 et 80) dans le cadre de la Collection des Universités de France aux éditions « Les Belles Lettres ». Retour sur un événement éditorial considérable pour l’université Sorbonne Paris Nord. Nous avons échangé avec Michel Molin, professeur d’histoire romaine à l’université Sorbonne Paris Nord et Karim Boualem, bibliothécaire universitaire de l’université Sorbonne Paris Nord, responsable du secteur Histoire et Géographie. Les travaux menés par Michel Molin portent sur l’histoire culturelle du monde romain antique, de l’histoire des techniques aux historiens grecs de Rome.
Entretien croisé avec Michel Molin et Karim Boualem
Que représente l’œuvre de Cassius Dion pour notre compréhension de l’histoire de Rome ?
Michel Molin : Cassius Dion (vers 162 – vers 235), plutôt que Dion Cassius d’après les inscriptions récemment découvertes, occupe une place originale dans l’historiographie du monde romain antique car originaire de Nicée, aujourd’hui Iznik, au nord de l’Asie Mineure, quoique sénateur romain parfaitement bilingue, il écrit en grec sa langue maternelle. Son texte, bien documenté en raison de l’utilisation de sources administratives officielles, présente donc déjà l’intérêt de nous fournir la version grecque des termes désignant les institutions romaines d’époque impériale (traduction, glose ou translittération).
En outre il est le seul historien du Haut Empire à avoir composé une histoire globale de Rome depuis sa fondation jusqu’à son époque. Les trois derniers livres de l’Histoire romaine couvrent les années 217 à 229 apr. J.-C., c’est-à-dire les trois derniers règnes de la quatrième dynastie d’empereurs romains, les Sévères, dynastie remarquable puisqu’issue non comme les précédentes de vieilles familles romaines ou italiennes mais de l’union de deux descendants d’indigènes romanisés, Septime Sévère, dont les ancêtres berbères avaient suivi la progression juridique de leur cité Lepcis Magna, et Iulia Domna, issue de la famille princière arabe d’Émèse qui assurait à titre héréditaire la grande prêtrise du dieu solaire local El Gabal, le Seigneur de la Montagne, vénéré sous la forme d’un aérolithe.
Ces livres sont particulièrement intéressants pour deux raisons : ils correspondent au terme de la carrière de l’auteur, quand il occupa de hautes charges mais se heurtant à l’hostilité des militaires dont il voulait réduire l’influence n’eut pas d’autre moyen pour exprimer son analyse politique que de recourir à l’écriture ; d’autre part ils concernent une période aujourd’hui tenue pour le crépuscule du Haut Empire et marquée par le contraste entre une histoire événementielle particulièrement riche et la pauvreté des sources littéraires latines : Dion est le seul à fournir un nombre important d’informations qui ne sont pas corroborées par l’épigraphie, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont inexactes, le texte s’avérant particulièrement précieux pour la mention du rôle joué par de nombreux personnages de toute classe sociale : sénateurs, chevaliers, affranchis, impériaux ou non, favoris etc. Il s’agit donc d’histoire au présent.
Au procédé annalistique des historiens de la période républicaine comme Tite-Live, a succédé un découpage par règne qui régit la scansion des livres.
Ainsi le livre 78 est consacré au règne de Macrin, qui constitue une parenthèse dans la dynastie sévérienne puisqu’il est le premier empereur non issu de l’ordre sénatorial, ce qui fait de lui aux yeux de Dion un usurpateur qui malgré ses qualités intrinsèques et la légitimité de l’assassinat de Caracalla, aurait dû savoir s’effacer devant un sénateur.
Le livre 79 relate le règne de 218 à 222 du jeune empereur de 14 à 18 ans que nous appelons Élagabal, mais qui portait comme nom de règne Marc Aurèle Antonin, à l’instar de Marc Aurèle, Commode et Caracalla. Il représente l’apogée de l’influence arabe avec la tentative de remplacement du culte de Jupiter Capitolin par celui du dieu d’Émèse El Gebal.
Le début du règne de son jeune cousin germain Sévère Alexandre est narré par le court et dernier livre 80 : les milieux conservateurs civils espéraient poursuivre la réaction qui avait proscrit le nouveau culte en reprenant la main sur l’armée, mais le grand juriste Ulpien, préfet du prétoire, est assassiné par ses soldats dès le printemps 223, et, en 229, date à laquelle se clôt le récit de Dion, il est écarté peu de temps après sa désignation au consulat comme collègue de l’empereur.
Comme tout historien antique, Cassius Dion transfigure sa déception de l’évolution négative d’un régime de plus en plus dépendant des militaires par un travail littéraire bien visible dans les trois derniers livres malgré les difficultés de transmission, ce parfois au risque de la déformation historique : l’empereur Marc Aurèle Antonin « Élagabal » cède la place à la figure de Faux-Antonin, l’adolescent de14 à 18 ans ayant régné sous l’autorité de sa mère et de sa grand-mère devenant un tyran cruel et débauché, stéréotypé et sans âge. L’ambition littéraire est avouée par la chute du texte sur une citation à double sens du chant 11 de l’Iliade : Zeus/Sévère Alexandre soustrait Hector/Dion aux javelines des Danaens/prétoriens.
Quel est l’intérêt dans la Collection des Universités de France publiée par les Belles Lettres d’associer à l’édition du texte et à la traduction un apparat critique et un commentaire ?
Michel Molin : L’intérêt de l’apparat critique est de présenter les variantes du texte données par les différents manuscrits et de justifier le choix de celle qui est retenue par les éditeurs comme étant la plus proche de l’original, non nécessairement la plus ancienne, mais en tout cas la plus difficile.
Dans le cas des livres 78 à 80 de l’Histoire romaine de Cassius Dion, nous avons un mélange de tradition directe du texte même de l’historien, transmis par un manuscrit de la fin du Ve s., c’est-à-dire postérieur de deux siècles et demi seulement à la rédaction du texte ce qui est extrêmement rare, qui couvre presque tout le livre 78 et les huit premiers chapitres du livre 79, mais qui nous est malheureusement parvenu dans un état très dégradé puisque le tiers droit des feuillets a été découpé.
Comme le texte est présenté sur trois colonnes, cela signifie une lacune correspondant à la colonne de droite du recto des feuillets et à la colonne de gauche du verso, donc au tiers du texte. La partie manquante doit donc être restituée à l’aide de la tradition indirecte livrée surtout par deux historiens byzantins : Xiphilin, auteur au XIe d’un abrégé des livres 36 à 80 l’Histoire romaine de Dion correspondant à l’époque impériale, sans que l’on sache s’il s’agit d’un résumé utilisant éventuellement des mots différents du texte originel ou d’un recueil de morceaux choisis, cités fidèlement mais sélectionnés selon des critères inconnus et, plus rarement Zonaras, rédacteur au XIIe s. d’une Chronique universelle des origines de l’homme à 1118 apr. J.-C. s’inspirant de l’œuvre de Dion pour l’histoire romaine.
Le commentaire est nécessaire à la compréhension du texte et doit mettre en évidence à la fois son intérêt historique et littéraire pour le grand public et les difficultés posées à la communauté scientifique.
Quelle est la place de la Collection des Universités de France dans une bibliothèque universitaire ?
Karim Boualem : La mise en perspective historique montre que les langues anciennes ont effectivement reculé d’un point de vue disciplinaire et de poids dans l’enseignement secondaire. A l’opposé, l’enseignement supérieur et la recherche restent des sanctuaires pour le développement et la compréhension des langues et des « Mondes Anciens ».
La Collection des Universités de France dite « Collection Budé » est un incontournable des études classiques. Chaque livre de la collection comprend une introduction, le texte original en grec ou en latin, une traduction française en regard, un apparat critique et parfois un commentaire. Cette collection est une référence incontournable pour tous les hellénistes, les latinistes et indispensable aux historiens de l’Antiquité.
Au sujet de cette collection, notre fonds documentaire est très complet. Dans les années à venir, le développement et le renouvellement de cette collection seront essentiels.
La place des humanités et cette collection (Budé) restent importantes pour une bibliothèque à la lumière de la redécouverte des auteurs anciens. C’est une fierté pour l’université Sorbonne Paris Nord et le laboratoire Pléiade de voir Michel Molin participer activement au rayonnement de cette magnifique « Maison » (Collection Budé).